TOUJOURS ELOI DERÔME !

Chronique de Marc Wetzel

TOUJOURS ELOI DERÔME !


      Il ne fait pas beau, c’est vrai, dans l’œuvre  d’Eloi Derôme : pas de ciels dégagés, d’horizons nets et confortables, de travées claires et sagement mises. C’est que l’eau de la vie ne descendra pas à nous dans de fines pipettes d’or, et que le seul temps possible pour une morphogenèse réelle est celui qu’on voit ici : pluvieux, agité et brumeux. Le laboratoire de la présence est dense, humide, bruissant – et à stratification malcommode ! – ou rien.

Beyond the line -©Eloi Derôme

     Et l’artiste est pourtant bon bougre : ne faisant qu’écorcher, inciser, dépolir (avec l’insolence d’un gratteur d’armoiries, et l’espèce d’obsession furieuse de quelqu’un qui à la fois mâche le réel –  gratte la substance pour la manger – et se gratte d’en être démangé), Eloi Derôme pourrait aisément faire le bourreau virtuose, le cruel, le voyeur complaisant des haillons du Démiurge. Mais non ; il est au pire le médecin-légiste des quatre éléments, vif et impartial : si son méthodique décapage rencontre des couches de kamikazes inexplosés, il les dégage et fait voir. Mais la volupté immense, enfantine et studieuse de tailler dans un tas de crêpes est au rendez-vous d’abord, et c’est elle toujours qu’on sent et admire.

Beyond the line © Eloi Derôme

       D’abord, si sa matière picturale est neuve, c’est pourtant ici un monde à l’ancienne – je veux dire : sans prothèses, sans relais électroniques, sans anses numériques -, un monde premier, où tout contact de chose à chose doit s’obtenir de déplacements de substance, se payer d’efforts de compénétration et de dégagement ; où tous les mouvements et repos affichent leur inévitable tarif. Un monde sans raccourci ontologique, sans doublure pistonnée, où l’épaisseur réelle des divans et des civières est assumée et traversée, où la fermeté des passerelles (même les temporelles !) et l’étanchéité des gués sont éprouvées et comme méritées !

Beyond the line- ©Eloi Derôme

      Un monde, aussi, franc du collier, qui ne promet pas la grâce ni n’espère la charité. Toutes les présences (dont la superposition s’effeuille devant nous ici) se valent : des formes renoncent à naître ; d’autres crient leur claustrophobie ; d’autres encore plébiscitent leur ensevelissement. Le chirurgien de tout ça reste sobre et garde geste impeccable : des apoptoses à la lancette, des ruines alignées pour prendre leur tour, des décalcomanies se rêvant fossiles et vice-versa, partout des fards étrillés : superbes versions plastiques de la complexité, de la compacité et de la complicité.

Beyond the line – ©Eloi Derôme

      Complexité signifie simplement que toutes les conditions de présence sont suspendues les unes aux autres, comme il arrive dans chaque métamorphose vraie que tous les organes bougent ensemble. Compacité signifie qu’en régime tourbillonnaire (à l’évidence ici rien ne se crée ni ne se perd, parce que toutes les ondulations dérapent et qu’on ne rejoint que de justesse l’écoulement général, le Devenir englobant), tous les êtres sont tenus de s’évacuer les uns dans les autres. Compacité aussi parce que le vide est cher, rare, et illusoire peut-être comme une source indétectable, une plénitude vue de dos. Enfin complicité parce que notre si clairvoyant peintre a comme des espions en tout groupe d’atomes, qui décomptent pour lui les serviteurs oubliés de chaque apparence : chambrières des reflets, écuyers de l’écho, meuniers nains de l’irréel. Complicité quasi-surnaturelle signifiant qu’on s’entrelace ici pour s’éveiller autrement, qu’on s’accorde dans le silence sur l’activité que celui-ci cache, que le mal est polycéphale mais niais et vainement combinard : en Dieu tous les traîtres triomphants sont déjà menottés ensemble.    

Work the void – ©Eloi Derôme

  On devine certes (dans ces interminables palimpsestes) quelques figures du mal – si l’on regarde bien quoi que ce soit, tout le mal dormant s’éveille ! Atroces et fugaces images de gymnastes empalés, de kystes de buvard, de « bouteilles » d’oxyde de carbone, de fantômes de molosses d’eux seuls lisibles, de clowns écorchés … mais ils ont le sort sacrifié, le destin secondaire, des personnages de rêve : nés de notre fuite de nous-mêmes, et prospérant d’avoir anesthésié notre conscience d’eux, ces spectres récurrents subissent l’omni-dépendance des traces et sont comme étiquettes périmées d’un monde disparu. Ils sont là pour ne pas importer. Ils ne troublent et dérangent que notre paresse. Ils ne sont que des copeaux d’effondrement. Le passereau mange les miettes du Petit Poucet, mais le migrateur vrai ne se guidait, au-dessus, certes pas sur elles. L’auto-modelage du Présent seul compte !

Work the void- ©Eloi Derôme

   Des grincheux diront peut-être qu’Eloi Derôme garde la tête dans la peinture pour fuir, en autruche, l’air libre, mais mortel, du réel. Mais il est alors une « autruche » géologue, qui en profite pour inspecter de la tête les strates enfouies dont tout (dont elle !) est fait. Et une autruche lucide, désabusée, qui ne croit pas plus y rencontrer de paradis que lièvres et taupes au bout de leurs misérables galeries. Et c’est sa grandeur, justement, d’élargir exclusivement par le bas le seul séjour réellement offert sur Terre, et risquer d’y découvrir, en effet, un rude et laborieux trésor de paix que nul ne songera à lui disputer. Une telle contemplation du nadir de la condition terrestre éloigne ensemble trafiquants de soupe et vautours de la perfection. Et notre homme humble, malicieux et ouvert, ne feint pas d’organiser (ni même d’apprivoiser) les mystères qui nous échappent : son « moi » se tait d’instinct devant ce qui ne peut l’entendre. Eloi Derôme sait la volonté n’être qu’un lasso à vagues, et la conscience qu’une épuisette à courants ; il laisse plutôt, devant lui, la nature des choses s’approfondir elle-même, comme la brosse et la toile, merveilleusement, s’y entendront.

Work the void- ©Eloi Derôme

    C’est un artiste lucidement inventif, dont l’œuvre est leçon d’énergie heureuse : il n’attend rien de Dieu (devinant l’imposante collection de tapettes à mouche de son Bureau des Réclamations) ni de la fine technologie (créer des machines qui nous aiment n’est pas dans ses lubies !), mais il a saisi sa vocation (griffer musicalement le vernis de la Présence) et s’y tient. Derôme ne cherchait pas la pertinence ; mais elle l’a trouvé. 

Work the void – ©Eloi Derôme

   Dans le récent remarquable « Journal – 1972-2018 » (Méridianes) du peintre Vincent Bioulès, on lit ceci (p. 203):

      « Finalement, ce qui emporte vraiment et profondément l’adhésion face à une œuvre d’art n’est autre que l’ampleur de l’enjeu. Ainsi ce qui est si poignant face aux Nymphéas, c’est l’adieu au monde qui en constitue le véritable sujet »

     Si je peux me permettre de dire mon sentiment, l’enjeu poignant de l’œuvre  d’Eloi Derôme me semble être la jubilation architectonique de la matière ; j’entends par là l’audace sacrificielle de cette matière d’avoir un jour promu une vie qu’elle n’aurait pas, guidant ce qui lui échappait (en incitant d’inédites formes  d’elle à se prendre elles-mêmes en charge) – ainsi inaugurait-elle un renoncement actif dont seul l’esprit un jour, au sein de la vie, hériterait : une main gratte donc ici le sol du monde jusqu’aux bancs de contractions qui la permirent.  

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          Eloi Derôme était présent à l’exposition collective Agnès B de Tokyo les 10 et 11 août 2019.

Il montre des Peintures sur Papier à Stockholm et Copenhague en septembre

Il exposera (pour la France) à l’annuelle Foire Européenne d’Art Contemporain de Strasbourg (ST-ART) du 15 au 17 novembre (Parc des Expositions de Wacken)